mercredi 22 août 2012

Thomas le pirate


« Sus à l’ennemi ! Sauvons la princesse Mymy ! », s’écrie le jeune prince Camille de Malmaison.
Puis, il empoigne un épais cordage et s’élance dans le vide, pour atterrir au beau milieu du pont de « l’écrevisse sauvage », le navire du tristement célèbre pirate Thomas le sanguinaire.

         Dépêche-toi donc de me délivrer ! s’agace Myriam de Haute-Tour, saucissonnée au pied du mat. Le méchant pirate va arriver d’une minute à l’autre !

N’écoutant que son courage, Camille fonce vers la belle mais irascible captive, tout en esquivant les assauts désordonnés des malotrus qui tentent de s’en prendre à lui.

         Ah, quand même, ce n’est pas trop tôt. J’ai mal aux poignets, maintenant, soupire la princesse en se frottant les mains, aussitôt libérée.
         Viens, belle Mymy, sauvons-nous ! réplique Camille en l’entraînant en direction du bastingage et de la liberté.

Mais au dernier moment, un pirate aux yeux fous et aux longs cheveux bouclés s’interpose. C’est Thomas le sanguinaire ! Thomas le kidnappeur ! Thomas le rançonneur !

         Je ne vous laisserai pas vous enfuir aussi facilement ! s’exclame le pirate en dégainant un impressionnant sabre de bois, aussitôt imité par le prince Camille.

Le combat fait rage entre les deux hommes, qui paraissent de force égale. Les coups d’estoc succèdent aux coups de taille et aux bottes secrètes. Mais les adversaires se connaissent trop bien, et ni l’un ni l’autre ne parvient à prendre l’avantage. Les yeux rivés sur le prince et le pirate, la main posée sur le bastingage, la princesse Myriam se fait soudain bousculer dans le dos par un marin et elle chute dans la mer dans une grande gerbe d’écume.

Ni une, ni deux, Camille pare une nouvelle attaque de Thomas, puis il passe par-dessus bord pour rejoindre la belle Myriam avant qu’elle ne se noie. Le sauvage pirate l’imite aussitôt en criant « Vous ne m’échapperez pas ! »

L’eau est froide, mais elle est si claire que Thomas a l’impression de voler dans le ciel. Une myriade de petits poissons tropicaux virevoltent autour de lui en l’ignorant superbement. Au loin, quelques requins font des cercles au dessus d’un amas de rochers. Thomas agite un peu les jambes, pour se propulser en avant avec ses palmes. Il n’est plus un pirate, mais un plongeur sous-marin. D’ailleurs, son frère et sa sœur ont aussi revêtu une combinaison de plongée : Camille admire le ballet des animaux marins et Myriam prend en photos les crabes qui essayent de s’enfouir sous le sable fin.

Les fonds marins déroulent leur tapis blanc sous les yeux des trois enfants, qui explorent ce nouvel univers lorsqu’une gigantesque silhouette apparaît à l’horizon : un cachalot ! Myriam se tourne vers Thomas, qui ouvre de grands yeux tout emplis d’excitation : « et si on allait voir ce qu’il se passe dans son ventre ? » semble-t-il dire dans un large sourire.

Aussitôt dit, aussitôt fait, les trois enfants se précipitent en direction du mastodonte, tout occupé à avaler sa petite tonne quotidienne de poulpes, de calmars et de poissons. Un requin qui passait par là se fait également happer par la gueule béante du géant des mers. Lorsque Myriam, Camille et Thomas se présentent devant lui il les avale aussi sec, et ils se retrouvent propulsés dans son estomac.

         Il fait sombre, ici, chuchote Camille, impressionné malgré lui.
         Attends, j’ai ma lampe de poche sous-marine, répond Myriam.

On entend un petit « clic » et un flot de lumière éclate qui révèle une gigantesque caverne emplie d’objets et de flaques d’eau, dans lesquelles nagent de petits poissons multicolores.

         On va voir un pantin de bois ? demande Thomas, plein d’espoir.
         Mais nooon, lui dit Myriam. C’est dans les livres, ça.
         Regardez ! s’écrie Camille, en pointant du doigt vers le fond de la grotte.

Là, un vieil homme et un étrange petit garçon s’activent auprès d’un grand feu de bois, dont la fumée piquante emplit bientôt l’estomac du cachalot.

         Ho ho, dit Myriam. Je crois qu’on va se faire recracher. Donnez-moi la main, il ne faut pas qu’on se sépare, surtout !

Les trois enfants se rapprochent les uns des autres et se tiennent fort par la main. Et lorsque le cachalot, irrité par la fumée qui lui sort par la bouche, éternue violemment, ils restent accrochés ensemble et jaillissent hors de l’eau comme trois petits bouchons, dans une grande gerbe d’eau salée !
Derrière eux, le monstre fait entendre sa grosse voix en colère :

         Faites donc un peu attention, les enfants ! Vous envoyez de l’eau jusqu’à la terrasse !

En fait, c’est papa qui crie ! Dans la piscine gonflable posée au beau milieu du jardin, Thomas provoque de gigantesque raz de marée en se balançant d’avant en arrière et en crachant de puissants jets d’eau sur son frère et sa sœur.

         Tu as mouillé mes cheveux, c’est pas drôle ! proteste Myriam en se levant précipitamment.
         Et moi, tu m’as envoyé de l’eau sur le visage et j’ai les yeux qui piquent, ajoute Camille en se frottant les paupières.

Thomas rigole de plus belle et une nouvelle vague déborde de la piscine, arrosant papa qui s’était approché.

         Bon ça suffit comme ça, sortez de là, dit-il. De toute façon, c’est l’heure du goûter.
         Youpi ! s’écrient les enfants.

Ils sortent aussitôt de l’eau en courant. Dans la mer en réduction flottent un bateau pirate et trois petits livres plastifiés. « Du temps des pirates : à l’abordage ! », « Aventures sous-marine » et « Les baleines et les cachalots : les rois des océans ».

Scalp

vendredi 15 juin 2012

Mission - Se prendre un vent chez Blizzard


La porte du bureau du DRH se referme derrière la jeune zombie, qui s’écroule sur un fauteuil de la salle d’attente attenante, un sourire crispé sur les lèvres.
Un nuage noir s’est formé au dessus d’elle et l’arrose d’une petite pluie fine et glacée, accompagnée d’éclairs aveuglants, tandis qu’un peu de sang brun coule à la base du couteau enfoncé du côté gauche de son crâne.
La petite chauve souris qui tourne autour de la jeune zombie tente de l’égayer en faisant des cabrioles, mais en vain.
Un petit fantôme vient alors s’assoir à côté d’elle et lui tapote gentiment la main, avec un sourire contrit.
-          Toi aussi, ils ont refusé ta candidature ? Qu’est-ce qu’ils t’ont dit ?
Dead Me ravale la grosse boule qui s’est formée dans sa gorge, avant de répondre.
-          « Vous êtes trop gentille », ils m’ont dit. C’est pour ça qu’ils n’ont pas voulu de moi. C’est ridicule.
-          C’est drôle, j’ai eu la même remarque ! Au fait, je m’appelle Théo. Et toi ?
-          Dead Me. Avec un « M » majuscule pour le « Me ».
-          Enchanté, Dead Me, dit Théo en tendant la main à la zombie. Tu viens ? On respirera mieux au grand air. On étouffe un peu, ici. Enfin, se corrige Théo, c’est juste une façon de parler, hein !
Dehors, un parc à l’herbe rase les accueille. C’est le printemps, des fleurs poussent en rangs serrés, parqués le long de petits chemins pavés, et une légère brise agite les feuilles des arbres.
-          C’est un jardin Japonais, commente Théo, pour rompre le silence qui s’est installé.
-          J’aimerais bien aller au Japon. Je parle un peu la langue. Konnichiwa, ça veut dire « bonjour », et Arigato, « merci ».
-          Pourquoi tu n’y vas pas, si tu en as envie ?
-          C’est que je n’ai pas les moyens. Ca coûte très cher, là-bas, de se loger. En fait, je comptais sur ce boulot, tu vois. J’ai un ami qui a fait la goule dans Diablo II, et ça lui a rapporté un max. Il a fait un mini-Boss. Faut dire, il s’appelle The Devourer. Ca en jette, comme nom, pour une goule. Ca aide.
-          Je ne savais pas que c’était si bien payé, dit Théo, songeur.
-          On s’en fiche. De toute façon, ils n’ont pas voulu de nous pour leur Diablo III, alors c’est mort.
-          C’est ta tombe, que tu portes sous le bras ? demande Théo, pour dévier la conversation.
-          Oh, et puis je m’en contrefiche de leur jeu pourri. Devourer m’a dit que c’était de vrais esclavagistes, chez Blizzard. C’est une grosse boite, c’est pour ça. On est plus respecté dans les petites structures, tu comprends, explique Dead Me, l’air de ne pas trop comprendre, elle-même.
Tout en parlant, elle se penche pour ramasser une poignée de fleurs. Elle les porte ensuite à ses narines en souriant d’un air béat.
-          Elle sent booooooooooon ! Tiens, respire moi donc cet arôme, toi aussi !
-          C’est vrai que tu as l’air gentille, pour une zombie, dit Théo en prenant les fleurs.
-          Eh, qu’est-ce que je t’ai fait ? Tu crois que tu fais peur, toi, avec ta queue de tétard translucide ? Tu parles d’un fantôme d’opérette…
Un silence gêné s’installe, seulement rompu par le souffle du vent et le bourdonnement discret de quelques abeilles, attirées par le bouquet de fleurs que tient toujours Théo.
Au bout de quelques instants, Dead Me se racle la gorge.
-          Excuse moi. Je ne pensais pas vraiment ce que je viens de dire. Elle est très jolie, ta queue.
-          Merci, répond Théo. Ta tombe aussi, est très belle, surtout avec toute cette mousse qui la recouvre. Et je ne l’avais pas encore vue, mais j’adore ton araignée. On dirait une vraie !
-          C’est parce que c’est une vraie, répond Dead Me. C’est juste que là, elle dort. Eh, tu sais quoi ? Il y a Runic qui prépare la Torchlight 2 ! On devrait postuler ensemble ! Je suis sûr qu’ils reconnaîtront notre véritable talent, ceux-là ! Ca te tente ?
Théo pousse un léger soupir et hausse les épaules d’un air défaitiste.
-          Si tu veux, Dead Me, répond-il pourtant. Mais après, on va au ciné, d’accord ? C’est moi qui t’invite !

Le Havre


Mathieu observe, de loin, le miroitement du champ de force qui englobe la petite ville de Mayhem : deux minces couches d’air polarisé, englobant une « lamelle » d’antimatière, protègent une poignée d’humains qui vivent en paix, choyés par des machines, des robots.
Mathieu n’est jamais parvenu à réellement s’intéresser à la mécanique qui permet au champ de répulsion de remplir sa fonction. La seule chose qui semble certaine et compréhensible, à ses yeux, c’est que cela fonctionne.
Ou plutôt non. Mathieu a une autre certitude bien ancrée dans son esprit : de l’autre côté de la barrière, il n’y a rien. Plus la moindre trace de vie.
Ou alors, une vie tellement déformée par les radiations, qu’on peut difficilement comparer cela à ce que la terre recelait comme merveilles, avant.
Avant la poussière de la Mort Grise.
Il se rappelle pourtant vaguement qu’il ya eu quelque chose, à une époque, derrière la barrière. Des mutants ont pendant un certain temps essayé de franchir la membrane imperméable qui entoure Mayhem. Au début, ils recevaient de petits chocs électriques, mais cela n’a pas semblé les dissuader, et ils revenaient toujours plus nombreux.
La situation était devenue insupportable, Mathieu s’en souvient, à présent : les monstres s’agglutinaient les uns sur les autres, le corps agité de soubresauts par les décharges électriques.
Un jour, Malkat a dû prendre une décision.
Xyr-malkat_1234, le logiciel semi-conscient, chargé de surveiller et de gérer la ville, de veiller à ce que tout se passe au mieux pour ses habitants humains.
Depuis, la barrière distribue la mort sur simple contact. Mais surtout, elle est désormais complètement opaque.
Dehors, il n’y a donc plus rien.
Des brumes changeantes et troubles de la mémoire de Mathieu remonte encore parfois le souvenir de ce qui l’a conduit ici, à Mayhem. C’était il y a tellement longtemps ! Déjà, il sent bien qu’il doit faire de plus en plus d’efforts pour faire resurgir en lui des souvenirs vieux d’à peine plus d’un mois.
Et la Mort Grise, c’était il y a… Quoi… Quinze ans ? Vingt ans ? Allez savoir…
Un jour, de fines particules de poussière grise ont commencé à tomber du ciel.
Au début, les enfants en ont ramassé de gros paquets, et ils s’amusaient à faire de grandes batailles de boules de suie.
Les parents les regardaient faire, un brin crispés, tout en essayant d’éviter de devenir la cible de leurs rejetons.
Les mutations sont apparues très rapidement. Le troisième jour, peut-être le quatrième.
Le cinquième jour, il n’y avait plus personne dans les rues, à l’exception des mutants trop difformes pour qu’on puisse les reconnaître, et que personne n’avait accepté de prendre en charge.
Pendant une semaine, il ne s’est plus rien passé. La Mort Grise ne tombait plus, et certains ont même commencé à envisager de sortir à nouveau dehors. L’idée de devoir affronter les mutants laissés en liberté dans les rues en freinait plus d’un, cependant.
Mais les poussières mutagènes sont revenues, plus fines encore, plus toxiques. Elles s’infiltraient désormais partout, y compris dans les systèmes d’aération des habitations, qui se transformèrent en autant de pièges mortels.
La suite évoque dans l’esprit de Mathieu un gigantesque tourbillon, un monde livré au chaos, où la vie pouvait se résumer à ce simple verbe : se battre.
Se battre pour la nourriture, pour l’eau.
Se battre pour de la place au fond d’une caverne, les jours où la Mort Grise tombait du ciel.
Se battre pour des médicaments.
Se battre pour profiter un peu des femmes, aussi.
Se battre pour rester en vie, enfin.
Et puis, un jour, le voile de l’anarchie a semblé se craqueler légèrement, puis de plus en plus, jusqu’à ce qu’un semblant d’ordre soit restauré : un appel avait été entendu par les rares survivants qui disposaient d’une radio en état de marche. Ils l’avaient aussitôt relayé : « Une ville vous attend. Une ville protégée des mutations. Une ville confortable et moderne. »
Suivait une série de coordonnées, qui semblait mener au beau milieu du désert du Mojave, aux Etats-Unis.
Qui plus est, des navettes se chargeaient de venir chercher les survivants, éparpillés sur toute la surface du globe, pour les rapatrier ensuite dans la ville de Mayhem.
L’attente a parut particulièrement longue à Mathieu, avant qu’il n’ait la chance de faire partie de l’un de ces convois.
Comparé aux années de sauvagerie brutale, dopées à l’adrénaline et au stress qu’il venait de connaître, ce furent les deux semaines les plus mortellement ennuyeuses de toute sa vie.
Lorsqu’il atterrit enfin sur le tarmac de l’aérodrome de Mayhem, Mathieu n’en crut pas ses yeux : des robots guettaient les nouveaux venus, à tous les coins de rues. Les trottoirs étaient impeccables, et aucun débris ne restait en place plus d’une dizaine de secondes, avant que l’un des êtres mécaniques ne se précipite pour le réduire en poussière et l’aspirer dans sa carcasse.
La première impression de Mathieu fut pourtant mitigée. Il se souvenait de cette émission, Big Brother, où des caméras suivaient en permanence une bande de jeunes cloitrés dans un loft, et il eut  soudain l’impression d’être l’un de ces ados post-pubères et exhibitionnistes.
D’ailleurs, il y a eu des suicides, par la suite. Mais principalement à cause du sentiment de désœuvrement, d’inutilité, qui accabla très vite la population humaine de Mayhem.
Les robots faisaient tout.
Ils entretenaient les constructions, la voirie.
Ils nettoyaient les parcs verdoyants où l’on pouvait se prélasser toute la journée, la peau caressée par le soleil artificiel que Malkat avait installé, lorsqu’il avait décidé de rendre opaque la barrière.
C’est tout juste s’ils ne lavaient pas les humains à leur place.
A leur arrivée, les machines avaient insisté : leur programmation ne leur autorisait qu’une seule attitude face au groupe de survivants dont ils avaient la charge. « Nous devons assurer la survie de l’humanité, ainsi que son confort », avaient-ils dit, leur main de métal plaqué du côté gauche de la poitrine, en un simulacre de geste typiquement humain.
Face à la croissance alarmante du taux de suicide, Malkat institua donc les TIP.
Les Travaux d’intérêt personnel.
Depuis, les citoyens se rendent chaque matin au BA, ou Bureau des Activités, et récupèrent leur Ordre de Mission de la journée.
Des tâches absorbantes, pas seulement intellectuelles, et qui suffisent à redonner l’impression à chacun qu’il est « utile » à la société.
Et la vie a reprit son cours.
Une légende, pourtant, circule encore de façon sporadique, qui pourrait perturber le bon fonctionnement de la cité. Que Malkat ne l’empêche pas d’aller et de venir ne manque pas d’intriguer Mathieu, lorsqu’il prend le temps d’y réfléchir.
Malkat serait le fruit du travail d’un humain. Un certain Mack Turan.
Un informaticien un peu fêlé, bien sûr. Tous les génies sont fous, c’est connu.
Trente ans auparavant, il aurait fait construire un bunker, à plusieurs kilomètres en dessous du sable du désert Mojave. Ce n’était apparemment pas seulement un abri protégé des attaques aériennes, mais également un logement fonctionnel, et surtout complètement autonome : des machineries complexes assuraient la production d’oxygène, d’eau et de tous les éléments nécessaires à la vie en circuit fermé, entre autres.
C’est là qu’il aurait mis au point le logiciel Xyr-Malkat_1234.
C’est là, aussi, que les premiers rescapés à avoir été rapatriés à Mayhem l’auraient trouvé mort. Une panne du système de production d’oxygène l’aurait surpris pendant son sommeil, ne lui laissant pas la moindre chance de s’en sortir.
Du moins, c’est la version de Malkat.
Un instant, Mathieu se demande jusqu’à quel point l’injonction faite aux machines par leur créateur « d’assurer la survie de l’espèce » ne leur donne pas également la licence de tuer des individus en particulier. Comme on dit, il faut parfois savoir trier le bon grain de l’ivraie, non ?
Et puis, la mort de Mack Turan est une bonne chose pour Malkat : la mort de son créateur signifie également la disparition de la seule personne capable de contrôler le logiciel, voire de lui ôter la conscience.
Qui en serait capable, à présent ? Surtout depuis que l’accès aux souterrains a été fermé, officiellement pour empêcher des accidents…
Parfois, Mathieu se demande même si Malkat n’aurait pas quelque chose à voir avec la Mort Grise
A cette pensée, une violente douleur traverse le crâne de Mathieu et le laisse engourdi des pieds à la tête. Un robot, s’apercevant de son malaise, s’approche de lui pour l’aider à s’assoir, avant de lui faire une piqure au bras.
-          C’est un simple fortifiant, explique le servant en rangeant la seringue, avant de s’éloigner rapidement.
La lente remontée du produit dans ses veines donnent l’impression à Mathieu d’avoir le bras labouré de l’intérieur par une charrue enflammée. Mais la sensation de brulure disparaît rapidement, cédant la place à une douce chaleur, à une agréable torpeur.
Mathieu se tourne alors vers le ciel artificiel, les mains devant les yeux pour se protéger de l’éclat lumineux du faux soleil.
Il fait beau, aujourd’hui, songe-t-il, l’esprit encore un peu confus. J’ai fini mon TIP, et Judith m’a dit qu’elle m’attendrait au jardin des pommiers. Ne la faisons pas attendre…
*
Une succession d’yeux mécaniques suivent les pas de Mathieu dans les rues de Mayhem. Ils le voient enlacer Judith et s’asseoir dans l’herbe, à l’ombre d’un pommier chargé de fruits.
Ces humains ont décidemment un cerveau bien étrange, songe Malkat, du fond de sa caverne, dix kilomètre sous le sable du Mojave. Je croyais que plus personne ne se souvenait de mon créateur, mais il a suffit d’une décharge électrique aléatoire, en un point précis du crâne de cet homme pour que l’image resurgisse dans son esprit...
Je dois faire attention. C’est le genre d’information qui peut m’empêcher de mener ma mission  bien.
Je dois surveiller cet homme de plus près.

Un nouveau déluge


Marc Delgan regarde le paysage martelé par la pluie, sur l’un des écrans reliés aux micro-cam filmant, 24h/24, ce qui se passe derrière les murs de sa maison…
Dehors, le sol boueux résiste autant qu’il peut à l’acharnement des gouttelettes acides en provenance du ciel, mais une atmosphère lourde de fatalisme semble régner partout où se pose le regard de Marc.
D’un geste du doigt, il oriente différemment la caméra 1, en direction du Nord. Là-bas, à quelques centaines de mètres, s’agitent les eaux verdâtres de l’océan.
Quelques années plus tôt, la maison, nichée au bord d’un haut plateau, donnait sur une vallée profondément encaissée. A présent, l’eau a tout envahi.
La grande digue, bâtie il y a quatre ans seulement, mais déjà à moitié rongée sur la quasi-totalité de sa longueur, semble bien dérisoire face aux assauts déchainées, mais désordonnés, des vagues.
Il est impossible de sortir pour la réparer, sans parler de l’élever davantage pour suivre la hausse rapide du niveau des eaux. Car la pluie tombe désormais sans discontinuer, et mêmes les protections les plus efficaces ne garantissent que quelques minutes de survie.
Juste assez pour rendre visite aux voisins encore vivants.
Marc se passe une main aux veines saillantes sous le menton, pour mieux réfléchir.
Le mois dernier, la radio locale a annoncé avoir perdu le contact avec les Lewis.
Il y a une semaine, c’était les Pierce.
Et hier soir, les Simmons y sont passés à leur tour.
La radio ne l’a pas encore annoncé, mais Marc le sait de source sûre. Il a vu leurs cadavres.
Ou plutôt, il a vu, emporté par les flots, le corps déformé, dévoré par le cocktail de produits chimiques contenu dans la moindre goutte d’eau, du petit Anton.
Ses parents ont suivi, quelques minutes plus tard.

-          Quelle pitié, marmonne Marc en se grattant la barbe.

Les pluies acides ont commencé à tomber il y a près d’un siècle, à présent, mais leurs ravages ne se sont réellement fait sentir qu’au cours de la dernière décennie, lorsque la première des quarante centrales nucléaires installées au fond de la mer dans le cadre du projet « Épine Dorsale », a explosé.
Les trente-neuf autres ont rapidement subi le même sort, en un court laps de temps d’une quinzaine de jours, peut-être vingt maximum.
On a pas mal parlé d’actes de sabotage, à l’époque. De terrorisme.
Cela a suffit à justifier les premiers bombardements sur les pays jugés responsables. A coups de bombes nucléaires.
Et l’escalade de violence qui s’en est suivi a achevé de briser l’équilibre de l’écosystème terrestre. Et aujourd’hui…

-          Papi ! Vient vite, mamie t’appelle !

Le cri du petit Tama tire Marc de ses pensées. Un léger sourire vient flotter sur son visage lorsqu’il sent une petite main se nicher dans la sienne, et commencer à le tirer en arrière.

-          Oh là, oh là, jeune homme, pas si vite, tu vas me déboiter le bras !
-          Mais c’est mamie, c’est urgent elle a dit ! Elle a capté un message ! Ils vont venir nous sauver !
Déjà, Tama est reparti en direction de l’escalier, dont il descend les marches quatre à quatre sans prendre le temps de respirer. Marc le suit en protestant, mais il ne peut s’empêcher d’espérer, cette fois encore.

-          Tu es sûr que ce n’est pas encore le fils des Simmons qui… Marc se tait d’un coup, en réalisant ce qu’il s’apprête à dire. Mais non, bien sûr, cela ne peut pas être lui.
-          Non, ce n’est pas Anton. Il ne m’a pas appelé aujourd’hui, d’ailleurs. J’espère qu’il va bien ! s’écrie Tama en continuant de faire des allers-retours en courant devant Marc.

Lorsqu’ils parviennent au salon, où est installé le matériel radio, la femme de Marc, Lana, est en pleine conversation. La voix de son interlocuteur leur parvient nettement, presque sans parasites.
Ils doivent être tout près, songe Marc, avec une nouvelle bouffée d’espoir.
Lana se retourne vers eux, un large sourire aux lèvres.

-          Un bateau volant nous surplombe ! Il s’appelle L’Intrépide, et il nous envoie une chaloupe. Nous sommes sauvés, Marc !

Elle se lève alors en tremblant et s’approche de son mari, pour l’enlacer et l’embrasser.

-          Si tu savais comme j’ai eu peur, ces derniers jours. Surtout depuis que tu as vu… Tu sais… Hier.

Marc hoche la tête d’un air sombre et se tourne vers Tama. Comment lui annoncer que son seul ami est mort…

-          C’est super, hein, papi ! Ils vont venir nous chercher, et les Simmons aussi, n’est-ce pas ? Je vais enfin pouvoir revoir Anton ! Si tu savais comme il me manque, papi. Hourra !

N’y tenant plus, Marc se détourne avant que ses larmes ne le trahissent aux yeux de l’enfant. Ils sont tellement perceptifs, à cet âge, songe-t-il. Il comprendrait tout de suite, s’il me voyait pleurer…
Derrière eux la radio crachote à nouveau et la voix reprend, sur un ton empressé.

-          Raz de marée signalé à cent kilomètre des côtes. Je répète, raz de marée en approche rapide de votre position. Vous me recevez, Madame Delgan ?

Lana remet son casque sur les oreilles.

-          Je suis là. Vous annulez l’opération de sauvetage ? La vague va-t-elle nous atteindre, ou se brisera-t-elle sur la digue ?
-          Vous rigolez ? Elle va submerger votre maison, et l’emporter avec elle ! Si vous n’êtes pas sur le toit dans cinq minutes maximum, nous ne pourrons plus rien pour vous !
-          Nous nous rendons immédiatement au nid d’aigle ! répond Lana avant de jeter le casque et de se tourner vers son mari. Allons, allons, vieux croulant, il va te falloir courir, pour une fois dans ta vie.
-          C’est bon, j’ai entendu, maugrée ce dernier en se dirigeant vers l’escalier, aussi vite que ses vieilles jambes le lui permettent. Tama, pars devant, et va ouvrir le sas, tu veux bien mon garçon ? Tu te rappelles ? Je t’ai montré comment faire, à ton anniversaire.
-          Je me souviens, papi. J’y vais tout de suite !

Le garçon bondit en avant et disparait à l’étage. Lana et Marc le rejoignent dans le grenier alors que Tama vient d’ôter les scellés du sas. Il se tient droit comme un I devant le panneau de contrôle, et appuie sur un bouton carré, vert, à l’arrivée de ses grands-parents, mais rien ne se produit. Face à lui, la porte demeure obstinément close.

-          Je suis sûr que j’ai fait tout ce qu’il fallait, papi. Mais ça ne veut pas s’ouvrir…
-          Laisse moi voir ça, fiston, lui dit Marc en s’approchant du pupitre.

Il reprend la procédure à zéro, mais sans succès. Lana commence à s’impatienter.

-          Il va vraiment falloir que je le fasse ? s’écrie-t-elle soudain. Dois-je vous rappeler ce qui va se produire si nous n’arrivons pas à accéder au nid ? Je t’avais dit, Marc, de maintenir le sas en état de fonctionnement ! Tu vois où ça nos mène, ton imprévoyance ?
-          Mais il marchait parfaitement il y a à peine trois jours ! réplique le vieil homme, excédé.

De rage, il donne un violent coup de poing sur le pupitre. Dans un chuintement, le sas se libère enfin de ses derniers verrous et bascule sur le côté, libérant le passage.

-          Et bien voilà ! Il suffisait de le demander gentiment ! énonce Marc avec un petit air suffisant. Mais assez perdu de temps. Grimpe vite, Tama, nous te rejoignons là haut.
-          Mais… Commence l’enfant. Et Anton ? Tu crois qu’ils l’ont déjà sauvé, papi ?
-          Anton est… Je veux dire… Anton est sûrement déjà là-haut, et je suis persuadée qu’il t’attend, répond Lana en poussant Tama dans le dos.

Le garçon est déjà en haut depuis près d’une minute lorsque Marc le rejoint, exténué. Il prend pied dans la minuscule guérite, et se penche pour aider Lana à gravir les derniers échelons.
Le « nid d’aigle » est en fait un simple promontoire, exposé aux quatre vents, mais protégé de l’humidité ambiante par un champ de force miroitant : les gouttes d’eau glissent sur la membrane irisée sans parvenir à l’entamer.

Marc inspire à fond. Depuis le temps qu’ils sont cloitrés à l’intérieur, revoir la lumière naturelle, même masquée par d’épais nuages noirs, lui fait du bien.

-          Regardez, papi, mamie, la chaloupe arrive ! s’écrie soudain Tama en pointant un doigt vers le ciel.
Le frêle canot de sauvetage s’est posté juste au dessus d’eux. Soutenu par ses quatre réacteurs a-grav, il fait du surplace en les attendant. Mais dès que l’un des marins signale l’arrivée de la famille Delgan, ils se mettent à perdre de l’altitude, se rapprochant progressivement des naufragés.

-          Il paraît que nous sommes les derniers, murmure Lana, dans un souffle.
-          Il était temps qu’ils viennent nous chercher, alors, maugréé Marc en continuant de sourire à l’adresse du bateau.
A cet instant, un grondement soudain le fait se retourner, et son visage devient d’une pâleur de craie.

-          La vague ! Elle est déjà sur nous ! s’écrie-t-il en se mettant à faire des gestes frénétiques en direction du canot de sauvetage de l’Intrépide.

Ceux-ci viennent de larguer une courte échelle, et Tama en entame la montée. Les champs de force du Nid d’Aigle des Delgan et de la chaloupe se touchent brièvement, puis fusionnent complètement au moment où Tama atteint le milieu de l’échelle. Une bourrasque manque de le faire tomber, mais il s’accroche, et parvient à ne pas regarder vers le bas.

-          Monte, Tama ! lui crie Marc, d’en bas. Dépêche-toi donc !

Plusieurs mains se tendent vers le jeune garçon, le happent avant de l’envoyer rouler sur le pont du canot. Une nouvelle bourrasque scélérate vient heurter l’embarcation de plein fouet, manquant de peu de la renverser.

-          Le champ de force des Delgan est mal réglé, dit l’un des marins. Il créé des interférences, et nous risquons de prendre l’eau. Il faut partir, mon Capitaine, avant qu’il ne soit trop tard !
-          Dérivez plus de puissance vers le générateur du bouclier. Nous tiendrons le coup. Je suis le Capitaine de l’Intrépide, pas du Couard ou de la Poule Mouillée !

Tricorne vissé sur la tête, et longue vue passée à la ceinture, l’homme qui vient de s’exprimer semble tout droit sorti d’un livre sur les corsaires. Mais pas plus que les autres, il ne fait attention à Tama.

-          Le raz de marée est en avance de deux minutes sur les prévisions, mon Capitaine. Il va heurter la digue dans cinquante secondes, peut-être encore moins. Ils n’auront jamais le temps de monter jusqu’à nous, c’est de la folie ! insiste le marin.

A ces mots, Tama se précipite au bastingage pour voir ses grands-parents monter à leur tour. Mais en bas, Lana se fait balloter de droite et de gauche par les coups de butoir du vent, qui parviennent de plus en plus aisément à franchir le champ de force.
Au même instant, un grondement sourd s’élève, qui semble se rapprocher à la vitesse d’un train lancé à toute vapeur.
Aussitôt après, une formidable détonation salue la rencontre entre le raz de marée et la digue, qui explose sous la force de l’impact.
La muraille liquide n’en est même pas ralentie, et elle atteint les premières maisons quelques secondes plus tard.

-          Papiiiiiii ! Mamiiieeeeee ! s’écrie Tama, en tendant le bras vers eux.

Il ne comprend pas pourquoi ils le regardent sans bouger.
Pourquoi Lana redescend dans le nid d’aigle et pose ses mains sur les épaules de Marc.
Pourquoi celui-ci la prend dans ses bras avant de lever la tête et de faire un signe de main en direction de la chaloupe.
L’instant d’après, l’eau s’abat sur la maison des Delgan et l’emporte avec elle, comme un vulgaire tronc d’arbre.
Du village, il ne reste rien. Ni personne.
Les jambes de Tama se dérobent et il s’affale sur le pont, le corps agité de spasmes nerveux. Sonné, il n’entend pas le Capitaine donner l’ordre de remonter.
Il ne sent pas le choc d’une vague démesurée les percuter par l’arrière et noyer deux réacteurs.
Il ne comprend pas la panique qui se lit sur le visage des marins qui s’activent autour de lui, et qui le piétinent dans leur précipitation.
Mais peu à peu, ils parviennent à reprendre de la hauteur, et les bourrasques deviennent moins violentes, moins imprévisibles, jusqu’à ne plus être que de simples brises.
Et lorsque, enfin, ils achèvent de s’amarrer à l’Intrépide, Tama s’est endormi, à bout de force.

C’est le début d’une nouvelle existence pour l’humanité, comme pour le jeune garçon.

L'Arbre-Monde


Le colis est arrivé par la poste, tout bêtement. Je me souviens, c’était un vendredi.
J’étais en classe. Je suis en 2nde, au Lycée de Montgeron.
C’est un oncle au 6éme degré, vivant au Parapalague, qui nous l’a envoyé.

L’Arbre-Monde.

C’est comme ça que je l’appelle, maintenant, mais à l’époque, je croyais que c’était un banal arbre nain.
Un bonzaï, m’a expliqué mon père.
Par contre, il n’a pas pu me dire où se trouve le Parapalagua. Et pourtant, li a cherché dans son encyclopédie en 40 volumes.
On a quand même planté l’arbre dans le jardin, dès le lendemain matin.
Ensuite, Papa est parti travailler, et je suis resté là, à observer cet arbrisseau bizarre, biscornu.
A un moment, j’ai cru voir quelque chose bouger entre ses racines, et je me suis penché en avant.
L’espace d’un instant, un minuscule petit être aux yeux noirs et à la peau verte m’a regardé. Il n’avait pas l’air d’avoir peur. Il était plutôt… étonné…
Puis, je me suis senti aspiré vers le sol et je n’ai plus rien vu, comme si je tombais dans un trou noir.
Quand je me suis réveillé, je me trouvais dans une forêt aux arbres tellement grands qu’ils devaient culminer à un kilomètre de hauteur. Leurs frondaisons se rejoignaient et formaient un tapis vert sombre, qui empêchait presque complètement la lumière du soleil de m’atteindre.
J’ai essayé de me relever, mais je me suis rendu compte que mes jambes avaient disparues. A la place, j’avais une queue de têtard translucide, et je flottais à quelques centimètres au dessus du sol.
Je me suis trouvé un peu ridicule, mais ça m’a surtout persuadé que j’étais en plein rêve, et que j’allais me réveiller. Je m’attendais presque à voir filer un lapin blanc équipé d’une montre à gousset sous mon nez !
Un peu plus tard, j’ai pu observer mon reflet dans un petit lac. Je ressemblais un peu à un fantôme à demi transparent, et je portais un sifflet autour du cou.
Bizarrement, l’idée de le prendre et de souffler dedans ne m’est même pas venue. Pas tout de suite, en tout cas. Mais j’y reviendrai.
J’avais déjà remarqué que plus j’avançais vers le nord, plus la luminosité semblait devenir forte. A quelque distance, devant moi, les rayons de soleil perçaient les buissons. C’était vraiment très beau à voir. Je ne suis pas du genre à m’extasier devant un coin de verdure, d’habitude, mais là, ça m’a touché d’une façon étrange. Presque… Magique.
Mais plus je progressais dans cette direction, plus l’air devenait chaud, et plus l’atmosphère se faisait sèche.
C’est lorsque j’ai finalement débouché sur une vaste zone dégagée que je les ai vus. Je parle des compagnons – je décidai de les nommer « les Sylvains » – du petit être vert qui m’avait observé, juste avant que je ne me fasse happer dans l’univers de l’Arbre-Monde.
Car j’en étais sûr et certain, déjà à ce moment là. Je me trouvais dans l’Arbre nain, le Bonzaï, qu’un oncle inconnu, vivant dans un pays inexistant, nous avait envoyé par la poste.
Ils se tenaient là, au bord d’une vaste étendue de sable jaune. Ils observaient l’horizon, et ce qu’ils y voyaient ne semblait pas leur faire plaisir.
Je me suis rapproché d’eux, sans qu’ils daignent seulement montrer qu’ils avaient remarqué mon apparition, et j’ai entendu leurs murmures.
A l’horizon, ils voyaient la Mort Jaune. Le désert. Ils en avaient peur, mais ils ignoraient comment vaincre un tel ennemi.
La veille, j’avais assisté à un cours sur le réchauffement climatique. Notre professeur d’écologie nous avait expliqué en long, en large et en travers, les périodes de glaciation et de réchauffement successives qu’avait connu – et qu’elle continuera de connaître à l’avenir – notre planète.
La leçon s’était achevée sur l’écoute d’une chanson. Le thème en était l’avancée implacable du désert en Afrique. Je n’avais pas vraiment compris les paroles, qui étaient en anglais, mais je me souvenais de l’air.
Je me suis surpris à le fredonner. La musique était encore fraiche dans ma mémoire, et la réaction que j’avais ressentie à la première écoute revenait à présent, avec plus de force encore. Sans doute, de la magie parcouraient ce curieux monde de l’Arbre-Nain, sinon je ne vois pas comment expliquer ce qui s’est produit, après.
Car, à mesure que je libérais ma voix et que je fredonnais plus fort, j’ai commencé à ressentir une pulsion dans tout mon corps. Un battement profond et grave, accompagné d’une vibration presque douloureuse, tant elle était intense.
Puis, les paroles me sont revenues, et ma voix s’est élevée dans l’air chauffé à blanc. Lorsque j’ai ouvert les yeux, j’ai remarqué que je portais une lyre, et que j’avais commencé à en jouer sans trop savoir comment, sans trop comprendre pourquoi.
C’est alors, alors seulement, que les Sylvains parurent conscients de ma présence.
-          L’Arbre-Mère nous a envoyé un messager ! Il nous montre comment faire reculer le désert ! s’écria l’un d’entre eux en me pointant du doigt.
Je parvins à ne pas me laisser déconcentrer, et mon chant s’éleva de plus belle, couvrant les cris excités des créatures des bois.
Peu à peu, elles se joignirent à mon chant, qui gagna en puissance, mais aussi en maîtrise, et en diversité. Leurs intonations, les tonalités de leurs voix s’associaient pour former un ensemble majestueux, plein d’une gravité, et dont le souvenir, encore aujourd’hui, me fait monter les larmes aux yeux.

Et le miracle se produisit.

Autour de nous, de petites pousses s’extirpèrent du sol sablonneux, s’assemblant pour former des buissons, les troncs d’arbrisseaux déjà vigoureux.
Peu à peu, le désert cédait la place à un paradis verdoyant.
Peu à peu, la vie reprenait ses droits.
Peu à peu, l’espoir revenait chez les Sylvains.
Et bientôt, ils n’eurent même plus besoin de moi pour les guider, encore moins pour les pousser en avant.
Déjà, ils ne faisaient plus attention à moi, tout leur être arque bouté dans une direction précise, tous leurs sens braqués sur l’ennemi.
Je n’existais plus, à leurs yeux.
Au bout de sa chaine, le sifflet s’agita alors, de plus en plus fort, comme s’il s’impatientait. Je le pris entre mes mains avant de le porter à mes lèvres.
Il était chaud, doux au toucher.
Je soufflais une fois dedans, une seule. Je me suis soudain senti fatigué. Exténué.
Une main s’est posée sur mon épaule et m’a tiré de mon hébétude.
J’étais de retour dans mon corps, dans mon jardin.
J’étais allongé à côté de l’Arbre-Monde.

Je savais que tôt ou tard, j’y retournerai, et que la Magie, à nouveau, m’envelopperait dans son chaud manteau.

Corpus Modificandis


Aujourd’hui, j’ai décidé de changer de corps.
Oh, je ne parle pas d’un corps au sens « physique » du terme, comme on en avait il y a de cela quelques siècles.
Je suis un peu historien à mes heures perdues, voyez-vous. J’ai pris l’habitude d’explorer les plus anciennes bases de données, celles qui traitent de la période d’AVANT.
Je parle de la période qui précède l’explosion de la Terre. Mais vous aviez compris, bien sûr.
Fort heureusement, les savants de l’époque avaient anticipé le cataclysme et, pour une fois, – Ô, miracle – les dirigeants avaient bien voulu les croire.
La réponse a été de créer les KUBES, ces nuages de serveurs pour lesquels ont été inventées de nouvelles unités de mesure des capacités de stockage. On était loin des simples « Terra-Octets ». Très loin.
Ceux qui l’ont souhaité (plus de 70% de la population s’est portée volontaire) ont vu leur personnalité copiée dans ces KUBES.
Ils ont ainsi acquis une sorte d’immortalité, au sein d’un univers virtuel dénommé le REZO.
Celui qui a imaginé ce mot, « REZO », ne devait pas être un grand créatif, vous en conviendrez.
Et pour gérer le système, il y a les CRVO.
A présent, plus personne ne sait s’il s’agit de logiciels ultra-perfectionnés ou des cerveaux numérisés des savants ayant créé l’univers virtuel dans lequel nous vivons désormais.
Mais cela a-t-il réellement de l’importance ?
Bref. J’ai décidé de changer de corps. D’Avatar, devrais-je dire.
C’est que je viens juste de toucher un gros chèque. Vous comprenez, je suis commercial grands comptes chez Ava_Inc.
Avatar Incorporated, le plus gros revendeur d’upgrades pour avatars.
Et là, jackpot.
J’ai vendu un lot énorme d’améliorations à une BIG10. L’une des dix plus grosses sociétés du REZO.
Cela représentait plus d’un millier de mises à jour, destinées à leurs cadres dirigeants, ainsi que la mise en place d’une bande passante tellement énorme qu’il a fallu y dédier toute la puissance d’une dizaine de KUBES montés en série.
Je touche une commission sur chacun des contrats que je fais signer, mais pas avant que ma compagnie reçoive effectivement l’argent.
Le virement s’est fait ce mois-ci.
Pour résumer, je suis devenu millionnaire, en vendant un seul contrat collectif !
Et là, j’ai fait un truc que je m’étais strictement interdit de faire ces trois dernières années : j’ai regardé mon profil.
A une autre époque, j’aurais pu dire « je me suis regardé dans la glace », mais les temps ont changé, c’est comme ça.
Pour vous aider à imaginer ma situation, il me faut vous dire que j’ai changé d’avatar pour la dernière fois il y a trois ans.
Je venais de signer chez Ava_Inc.
Mon visage est plutôt quelconque. Passe-partout. Mes muscles sont mal dessinés, il y a même des erreurs de proportions par endroits. Un collègue spécialisé dans les upgrades musculaires m’en a fait la remarque, il y a quelques temps.
Et puis surtout, je suis un peu trop gros à mon goût.
Je n’ai jamais compris pourquoi plus on est beau, plus on pèse lourd sur le REZO.
Le résultat, c’est qu’on a besoin d’une bande passante plus importante, et cela coûte forcément encore plus cher à l’achat.
Et faire l’impasse sur le débit, ce n’est pas franchement une bonne idée.
Jugez plutôt : La vendeuse qui m’avait conseillé était très belle. Elle avait un joli visage aux traits fins, des yeux merveilleusement bien dessinés, légèrement en amande. Un corps superbe.
Délicieuse, vraiment, dans le moindre détail.
Mais le tout, figé dans une immobilité totale.
Pas assez de bande passante.
Et le résultat, c’est qu’elle ne pouvait sûrement pas à la fois bouger et recevoir les flux visuels et sonores : se déplacer devait donc la rendre aveugle, sourde, et peut-être même muette.
C’est quand même bien dommage, je trouve.
Vous imaginez ? Faire l’amour à une statue !
Aucun intérêt. De la pure nécrophilie. Enfin, vous voyez, quoi.
Mais je ne ferai pas la même erreur. J’ai tout prévu dans mon budget.
Je suis commercial chez Ava_Inc, c’est mon travail de vendre des packages complet d’upgrades.
Alors, je sais de quoi je parle.

C’est décidé. Aujourd’hui, j’ai décidé de changer de corps, et je ne lésinerai pas sur les options payantes !

Bonne fête des pères


L’homme, revêtu d’un lourd scaphandre, fait de grands bonds de sauterelle sur la face exposée de la planète morte.
Autour de lui, les plaines désertiques, au sol craquelé, sont parsemées de cratères et de petites collines.
Chacun des pas du scaphandrier soulève un nuage de poussière rouge, dense, qui met plusieurs minutes à retomber, à chaque fois.
Le soleil se lève à l’horizon, ses pâles rayons peinent à réchauffer l’atmosphère, et du givre se forme, toujours, sur la visière du casque de l’homme.
Au loin, un gigantesque panneau déploie son message en trois dimensions, sur plusieurs centaines de mètres carrés.
« Participez à l’expérience du Tourisme archéologique, visitez les villes endormies de nos ancêtres. Revivez la Guerre des 95, comme si vous y étiez ! »
Au détour d’une colline, à l’issu d’un parcours fléché de rouge, le scaphandrier parvient à une large dépression en forme de vasque.
Tapie au fond de son nid, une ville aux tours brisées, démolies, aux rues encombrées des carcasses d’une société anéantie, l’attend, l’espère.
« Paris, joyaux de la décadence Terrienne, berceau et tombeau de la Civilisation Humaine. Paris, principal centre culturel de son époque. Paris, première ville à tomber, victime du conflit éclair, la « Guerre des 95 ». 95 minutes, 95 milliards de morts, 95 millions de survivants. »
Suit un court film en réalité augmentée, injecté directement dans la matière grise du scaphandrier-touriste-archéologue.
L’exode, les bombes, les cris, la mort, le sang et la souffrance comme si vous y étiez. En direct live. Ou presque. La publicité n’avait pas mentie.
Un appartement vide, au sein d’une tour couchée sur le flanc comme une grand-mère malade.
Un simple mot laissé sur la table en bois de la cuisine.
Une écriture d’enfant, pour faire plus vrai, et la trace de sang en surlignance, pour le côté dramatique.
Le dernier mot n’est pas complet. L’enfant a été interrompu par le déluge de feu, probablement ?
« Bonne fête des pères, mon Papapounet d’Amour ! Je t’Aime très fort ! Dis, tu m’emmèneras vraiment au parc Eurodisney à mon prochain anniversaire ? Tu m’as pro… »
On imagine l’enfant relevant soudain la tête en entendant le bruit des premières bombes, le stylo encore posé sur la feuille de papier.
Incroyable qu’une simple feuille ait pu survivre a tout cela. A moins qu’elle n’ait été rédigée plus tard, après le conflit ?
C’est rudement bien imité, en tout cas, songe le scaphandrier en tâtant les bords calcinés du « témoignage d’un lointain passé ».
L’homme repose la lettre sur la table et ressort de la pièce, de sa démarche mi-trainante, mi-bondissante.
Le mot d’un enfant mort depuis des siècle. Un lieu du temps passé. Eurodisney.
Tout cela a-t-il pu être réel, un jour ?
Enfonçant quelques boutons sur sa combinaison, il fait apparaître devant lui des flèches rouges.
La visite continue…