Marc Delgan regarde le paysage
martelé par la pluie, sur l’un des écrans reliés aux micro-cam filmant, 24h/24,
ce qui se passe derrière les murs de sa maison…
Dehors, le sol boueux résiste
autant qu’il peut à l’acharnement des gouttelettes acides en provenance du
ciel, mais une atmosphère lourde de fatalisme semble régner partout où se pose
le regard de Marc.
D’un geste du doigt, il oriente
différemment la caméra 1, en direction du Nord. Là-bas, à quelques centaines de
mètres, s’agitent les eaux verdâtres de l’océan.
Quelques années plus tôt, la
maison, nichée au bord d’un haut plateau, donnait sur une vallée profondément
encaissée. A présent, l’eau a tout envahi.
La grande digue, bâtie il y a quatre
ans seulement, mais déjà à moitié rongée sur la quasi-totalité de sa longueur,
semble bien dérisoire face aux assauts déchainées, mais désordonnés, des
vagues.
Il est impossible de sortir pour
la réparer, sans parler de l’élever davantage pour suivre la hausse rapide du
niveau des eaux. Car la pluie tombe désormais sans discontinuer, et mêmes les
protections les plus efficaces ne garantissent que quelques minutes de survie.
Juste assez pour rendre visite
aux voisins encore vivants.
Marc se passe une main aux veines
saillantes sous le menton, pour mieux réfléchir.
Le mois dernier, la radio locale a
annoncé avoir perdu le contact avec les Lewis.
Il y a une semaine, c’était les
Pierce.
Et hier soir, les Simmons y sont
passés à leur tour.
La radio ne l’a pas encore
annoncé, mais Marc le sait de source sûre. Il a vu leurs cadavres.
Ou plutôt, il a vu, emporté par
les flots, le corps déformé, dévoré par le cocktail de produits chimiques
contenu dans la moindre goutte d’eau, du petit Anton.
Ses parents ont suivi, quelques
minutes plus tard.
-
Quelle pitié, marmonne Marc en se grattant la barbe.
Les pluies acides ont commencé à
tomber il y a près d’un siècle, à présent, mais leurs ravages ne se sont
réellement fait sentir qu’au cours de la dernière décennie, lorsque la première
des quarante centrales nucléaires installées au fond de la mer dans le cadre du
projet « Épine Dorsale », a explosé.
Les trente-neuf autres ont
rapidement subi le même sort, en un court laps de temps d’une quinzaine de
jours, peut-être vingt maximum.
On a pas mal parlé d’actes de sabotage,
à l’époque. De terrorisme.
Cela a suffit à justifier les premiers
bombardements sur les pays jugés responsables. A coups de bombes nucléaires.
Et l’escalade de violence qui
s’en est suivi a achevé de briser l’équilibre de l’écosystème terrestre. Et
aujourd’hui…
-
Papi ! Vient vite, mamie t’appelle !
Le cri du petit Tama tire Marc de
ses pensées. Un léger sourire vient flotter sur son visage lorsqu’il sent une
petite main se nicher dans la sienne, et commencer à le tirer en arrière.
-
Oh là, oh là, jeune homme, pas si vite, tu vas me
déboiter le bras !
-
Mais c’est mamie, c’est urgent elle a dit ! Elle a
capté un message ! Ils vont venir nous sauver !
Déjà, Tama est reparti en
direction de l’escalier, dont il descend les marches quatre à quatre sans prendre
le temps de respirer. Marc le suit en protestant, mais il ne peut s’empêcher
d’espérer, cette fois encore.
-
Tu es sûr que ce n’est pas encore le fils des Simmons
qui… Marc se tait d’un coup, en réalisant ce qu’il s’apprête à dire. Mais non, bien sûr, cela ne peut pas être
lui.
-
Non, ce n’est pas Anton. Il ne m’a pas appelé
aujourd’hui, d’ailleurs. J’espère qu’il va bien ! s’écrie Tama en
continuant de faire des allers-retours en courant devant Marc.
Lorsqu’ils parviennent au salon,
où est installé le matériel radio, la femme de Marc, Lana, est en pleine
conversation. La voix de son interlocuteur leur parvient nettement, presque
sans parasites.
Ils doivent être tout près, songe Marc, avec une nouvelle bouffée
d’espoir.
Lana se retourne vers eux, un
large sourire aux lèvres.
-
Un bateau volant nous surplombe ! Il s’appelle L’Intrépide, et il nous envoie une
chaloupe. Nous sommes sauvés, Marc !
Elle se lève alors en tremblant
et s’approche de son mari, pour l’enlacer et l’embrasser.
-
Si tu savais comme j’ai eu peur, ces derniers jours.
Surtout depuis que tu as vu… Tu sais… Hier.
Marc hoche la tête d’un air
sombre et se tourne vers Tama. Comment
lui annoncer que son seul ami est mort…
-
C’est super, hein, papi ! Ils vont venir nous
chercher, et les Simmons aussi, n’est-ce pas ? Je vais enfin pouvoir
revoir Anton ! Si tu savais comme il me manque, papi. Hourra !
N’y tenant plus, Marc se détourne
avant que ses larmes ne le trahissent aux yeux de l’enfant. Ils sont tellement perceptifs, à cet âge,
songe-t-il. Il comprendrait tout de
suite, s’il me voyait pleurer…
Derrière eux la radio crachote à
nouveau et la voix reprend, sur un ton empressé.
-
Raz de marée signalé à cent kilomètre des côtes. Je
répète, raz de marée en approche rapide de votre position. Vous me recevez,
Madame Delgan ?
Lana remet son casque sur les
oreilles.
-
Je suis là. Vous annulez l’opération de
sauvetage ? La vague va-t-elle nous atteindre, ou se brisera-t-elle sur la
digue ?
-
Vous rigolez ? Elle va submerger votre maison, et
l’emporter avec elle ! Si vous n’êtes pas sur le toit dans cinq minutes
maximum, nous ne pourrons plus rien pour vous !
-
Nous nous rendons immédiatement au nid d’aigle !
répond Lana avant de jeter le casque et de se tourner vers son mari. Allons,
allons, vieux croulant, il va te falloir courir, pour une fois dans ta vie.
-
C’est bon, j’ai entendu, maugrée ce dernier en se
dirigeant vers l’escalier, aussi vite que ses vieilles jambes le lui
permettent. Tama, pars devant, et va ouvrir le sas, tu veux bien mon
garçon ? Tu te rappelles ? Je t’ai montré comment faire, à ton
anniversaire.
-
Je me souviens, papi. J’y vais tout de suite !
Le garçon bondit en avant et
disparait à l’étage. Lana et Marc le rejoignent dans le grenier alors que Tama
vient d’ôter les scellés du sas. Il se tient droit comme un I devant le panneau
de contrôle, et appuie sur un bouton carré, vert, à l’arrivée de ses
grands-parents, mais rien ne se produit. Face à lui, la porte demeure
obstinément close.
-
Je suis sûr que j’ai fait tout ce qu’il fallait, papi.
Mais ça ne veut pas s’ouvrir…
-
Laisse moi voir ça, fiston, lui dit Marc en
s’approchant du pupitre.
Il reprend la procédure à zéro,
mais sans succès. Lana commence à s’impatienter.
-
Il va vraiment falloir que je le fasse ?
s’écrie-t-elle soudain. Dois-je vous rappeler ce qui va se produire si nous
n’arrivons pas à accéder au nid ? Je t’avais dit, Marc, de maintenir le
sas en état de fonctionnement ! Tu vois où ça nos mène, ton
imprévoyance ?
-
Mais il marchait parfaitement il y a à peine trois
jours ! réplique le vieil homme, excédé.
De rage, il donne un violent coup
de poing sur le pupitre. Dans un chuintement, le sas se libère enfin de ses
derniers verrous et bascule sur le côté, libérant le passage.
-
Et bien voilà ! Il suffisait de le demander
gentiment ! énonce Marc avec un petit air suffisant. Mais assez perdu de
temps. Grimpe vite, Tama, nous te rejoignons là haut.
-
Mais… Commence l’enfant. Et Anton ? Tu crois
qu’ils l’ont déjà sauvé, papi ?
-
Anton est… Je veux dire… Anton est sûrement déjà
là-haut, et je suis persuadée qu’il t’attend, répond Lana en poussant Tama dans
le dos.
Le garçon est déjà en haut depuis
près d’une minute lorsque Marc le rejoint, exténué. Il prend pied dans la
minuscule guérite, et se penche pour aider Lana à gravir les derniers échelons.
Le « nid d’aigle » est
en fait un simple promontoire, exposé aux quatre vents, mais protégé de
l’humidité ambiante par un champ de force miroitant : les gouttes d’eau
glissent sur la membrane irisée sans parvenir à l’entamer.
Marc inspire à fond. Depuis le
temps qu’ils sont cloitrés à l’intérieur, revoir la lumière naturelle, même
masquée par d’épais nuages noirs, lui fait du bien.
-
Regardez, papi, mamie, la chaloupe arrive !
s’écrie soudain Tama en pointant un doigt vers le ciel.
Le frêle canot de sauvetage s’est
posté juste au dessus d’eux. Soutenu par ses quatre réacteurs a-grav, il fait
du surplace en les attendant. Mais dès que l’un des marins signale l’arrivée de
la famille Delgan, ils se mettent à perdre de l’altitude, se rapprochant
progressivement des naufragés.
-
Il paraît que nous sommes les derniers, murmure Lana,
dans un souffle.
-
Il était temps qu’ils viennent nous chercher, alors,
maugréé Marc en continuant de sourire à l’adresse du bateau.
A cet instant, un grondement
soudain le fait se retourner, et son visage devient d’une pâleur de craie.
-
La vague ! Elle est déjà sur nous ! s’écrie-t-il
en se mettant à faire des gestes frénétiques en direction du canot de sauvetage
de l’Intrépide.
Ceux-ci viennent de larguer une
courte échelle, et Tama en entame la montée. Les champs de force du Nid d’Aigle
des Delgan et de la chaloupe se touchent brièvement, puis fusionnent
complètement au moment où Tama atteint le milieu de l’échelle. Une bourrasque
manque de le faire tomber, mais il s’accroche, et parvient à ne pas regarder
vers le bas.
-
Monte, Tama ! lui crie Marc, d’en bas. Dépêche-toi
donc !
Plusieurs mains se tendent vers
le jeune garçon, le happent avant de l’envoyer rouler sur le pont du canot. Une
nouvelle bourrasque scélérate vient heurter l’embarcation de plein fouet,
manquant de peu de la renverser.
-
Le champ de force des Delgan est mal réglé, dit l’un
des marins. Il créé des interférences, et nous risquons de prendre l’eau. Il
faut partir, mon Capitaine, avant qu’il ne soit trop tard !
-
Dérivez plus de puissance vers le générateur du
bouclier. Nous tiendrons le coup. Je suis le Capitaine de l’Intrépide, pas du Couard
ou de la Poule Mouillée !
Tricorne vissé sur la tête, et
longue vue passée à la ceinture, l’homme qui vient de s’exprimer semble tout
droit sorti d’un livre sur les corsaires. Mais pas plus que les autres, il ne
fait attention à Tama.
-
Le raz de marée est en avance de deux minutes sur les
prévisions, mon Capitaine. Il va heurter la digue dans cinquante secondes,
peut-être encore moins. Ils n’auront jamais le temps de monter jusqu’à nous,
c’est de la folie ! insiste le marin.
A ces mots, Tama se précipite au
bastingage pour voir ses grands-parents monter à leur tour. Mais en bas, Lana se
fait balloter de droite et de gauche par les coups de butoir du vent, qui
parviennent de plus en plus aisément à franchir le champ de force.
Au même instant, un grondement
sourd s’élève, qui semble se rapprocher à la vitesse d’un train lancé à toute
vapeur.
Aussitôt après, une formidable
détonation salue la rencontre entre le raz de marée et la digue, qui explose
sous la force de l’impact.
La muraille liquide n’en est même
pas ralentie, et elle atteint les premières maisons quelques secondes plus
tard.
-
Papiiiiiii ! Mamiiieeeeee ! s’écrie Tama, en
tendant le bras vers eux.
Il ne comprend pas pourquoi ils
le regardent sans bouger.
Pourquoi Lana redescend dans le
nid d’aigle et pose ses mains sur les épaules de Marc.
Pourquoi celui-ci la prend dans
ses bras avant de lever la tête et de faire un signe de main en direction de la
chaloupe.
L’instant d’après, l’eau s’abat
sur la maison des Delgan et l’emporte avec elle, comme un vulgaire tronc
d’arbre.
Du village, il ne reste rien. Ni
personne.
Les jambes de Tama se dérobent et
il s’affale sur le pont, le corps agité de spasmes nerveux. Sonné, il n’entend
pas le Capitaine donner l’ordre de remonter.
Il ne sent pas le choc d’une
vague démesurée les percuter par l’arrière et noyer deux réacteurs.
Il ne comprend pas la panique qui
se lit sur le visage des marins qui s’activent autour de lui, et qui le
piétinent dans leur précipitation.
Mais peu à peu, ils parviennent à
reprendre de la hauteur, et les bourrasques deviennent moins violentes, moins
imprévisibles, jusqu’à ne plus être que de simples brises.
Et lorsque, enfin, ils achèvent
de s’amarrer à l’Intrépide, Tama
s’est endormi, à bout de force.
C’est le début d’une nouvelle existence
pour l’humanité, comme pour le jeune garçon.